vendredi 23 janvier 2009

Une démocratie d'élus par Jacques Julliard

Faut-il supprimer le département ?
Grave question, qui paraît au départ anodine, mais qui est de nature à faire fleurir les fourches aux six coins de l'Hexagone. Cette suppression, préconisée par la commission Attali, conjointement à l'abolition du monopole des chauffeurs de taxi, suffit à diaboliser l'ensemble des travaux d'un aréopage à la fois docte et farfelu. Songez que tout récemment encore la suppression envisagée des numéros de département sur les plaques minéralogiques des voitures a été ressentie comme un véritable attentat culturel, un peu comme si l'on abolissait d'un coup la tour Eiffel, les romans de Jean d'Ormesson, le fromage de Roquefort et l'imparfait du subjonctif. Il s'est d'ailleurs produit depuis peu un étrange chiasme sémantique.
Sous la IIIe République, le département, institué par la Révolution, était la circonscription administrative par excellence, tandis que la province, souvenir de l'Ancien Régime, restait chargée d'un grand passé culturel et identitaire. Aujourd'hui, c'est la région, héritière mutatis mutandis de la province, qui tend à devenir la circonscription administrative majeure, tandis que le département est désormais une petite patrie, sentimentale et culturelle. Ah ! la petite musique giralducienne qui émane aujourd'hui, de pair avec la nostalgie du tableau noir et de l'encre violette, des Deux- Sèvres, du Lot-et-Garonne ou du territoire de Belfort !
Et pourtant, convenons-en : si le département n'existait pas, on ne l'inventerait plus. Ou plutôt si : mais sous une autre forme. Non tel qu'il se veut aujourd'hui, une incarnation républicaine du principe de subsidiarité et un véritable concurrent de la région; mais bien comme une subdivision de cette dernière, ce qui changerait tout ! La plupart des pays étrangers possèdent comme la France trois niveaux administratifs en dessous de l'Etat. L'Allemagne des Länder possède aussi des Kreise (districts) et, bien entendu, des communes trois fois moins nombreuses qu'en France. Aussi bien n'est- ce pas l'empilement des collectivités qui fait problème chez nous, mais la prétention à l'autonomie de chacune d'entre elles. Un pays cartésien, la France ? Vous voulez rire ! Un tas de petites chefferies locales, de principautés, de châtellenies, habiles à exciter le sentiment antiparisien; un sentiment du reste bien ambigu puisqu'il a pour contrepartie la prétention de chacun à traiter directement avec le pouvoir central, en dehors de toute hiérarchie. La France n'est pas unitaire, elle est anarcho-monarchiste; elle déteste le fédéralisme et la pyramidalité; elle ne connaît dans la tradition jacobine que l'individu et le souverain.


C'est pourquoi, dormez en paix braves gens : personne, ni dans le comité Balladur, ni au Parlement, ni au gouvernement, ni dans l'opposition, ne songe à faire la peau du département, encore moins à priver les populations de leur préfet et de sa belle casquette galonnée. Le débat est pourtant vif et chargé de conséquences, entre ceux qui se contenteraient d'une répartition des compétences (à la région, l'économique; au département, le social et le culturel) et ceux qui voudraient que le département soit ramené au statut de subdivision administrative de la région. Comme la répartition des compétences est déjà à peu près acquise aujourd'hui, les premiers sont en réalité partisans d'un statu quo légèrement rafraîchi sur les oreilles. Quant aux autres (dont je suis), cela ne les empêche pas d'aimer le département, de le respecter (comme la marine française). Le clivage n'est d'ailleurs pas politique : il y a des départementalistes de gauche et des régionalistes de droite; mais l'inverse est aussi fréquent.
L'autre mutation administrative en cours, qui tend à substituer progressivement l'intercommunalité (communautés de communes, d'agglomération, communautés urbaines) aux 36 000 communes qui ont fait la France au même titre que ses 36 rois et ses 360 fromages. Cette évolution, que l'on a crue longtemps contraire au génie national, se fait somme toute sans bruit et sans heurt. Elle est en train de remodeler le paysage administratif resté immuable pendant des siècles et à faire des maires des grandes villes l'équivalent de ce qu'est le président à l'échelle nationale. Ce présidentialisme local conduit sans aucun doute à une transformation profonde de nos moeurs politiques, au détriment du Parlement et au profit de l'échelon local. D'autant plus que l'action municipale est à la fois porteuse de sagesse et de démocratie. Le comportement des acteurs de la vie municipale est des plus instructifs. Pour ne prendre que l'exemple du Parti socialiste, les débats un peu stériles entre «royalistes» et «lamartiniens» qui se déchirent à l'échelle nationale sont largement oubliés sur place au profit d'une action proche des soucis des populations. Selon qu'il est à Paris ou dans son fief, le notable présente deux faces différentes.


Une seule constante : un solide attachement au statu quo. Toute réforme des collectivités locales qui aboutirait à réduire le nombre des fonctions à remplir, donc des postes à pourvoir, se heurtera, n'en doutons pas, à l'hostilité résolue du corps notabiliaire, gauche et droite confondues. Plutôt que de concevoir une organisation hiérarchisée des pouvoirs locaux, la plupart des élus penchent vers la constitution de deux couples : l'un de la proximité, avec la commune et le département; l'autre de l'innovation économique, autour de l'intercommunalité et de la région. Une véritable usine à gaz; une démocratie d'élus, et non d'électeurs.
La logique voudrait pourtant que l'on tende, à terme et par étapes, à la résorption des communes dans une communalité plus vaste et du département, dans une régionalité plus vaste. Sans, bien sûr, abolir aucun de ces échelons, mais en les hiérarchisant en une pyramide unique et continue. La France locale en deviendrait plus lisible aux citoyens, la fiscalité plus facile à organiser, les projets plus rapides à réaliser, beaucoup de doubles emplois, du sommet de la hiérarchie à la base, pourraient être éliminés. La résistance ne viendra pas des populations, mais des élites locales qui, comme toutes les élites, détestent le changement.